Invasion russe de l’Ukraine: des victoires tactiques mais un désastre stratégique

© IMAGO/Alexey Kudenko / IMAGO/SNA
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Invasion russe de l’Ukraine: des victoires tactiques mais un désastre stratégique

By Dr Jean-Marc Rickli, Head of Global and Emerging Risks

Trois mois après le début de l’invasion de l’Ukraine, les forces russes progressent dans le Donbass mais ces avancées sont à relativiser, selon Jean-Marc Rickli, directeur des risques globaux et émergents au Centre de politique de sécurité à Genève

Ces derniers jours, les forces russes ont réussi à faire quelques avancées notables dans le Donbass mais elles ne représentent pas de tournant dans cette guerre. Elles symbolisent plutôt l’acharnement russe à obtenir une victoire tactique. Trois mois après le début de l’invasion, l’armée russe a percé certaines lignes de défense ukrainiennes notamment au sud de Severodonetsk et Lyssytchansk vers la localité de Popasna.

Ces deux villes seraient défendues par quatre brigades ukrainiennes au maximum. Severodonetsk compterait encore 10 000 de ses 100 000 habitants. Les forces ukrainiennes sont donc menacées d’encerclement, comme à Marioupol qui est finalement tombée la semaine dernière.

La reddition des derniers défenseurs de la ville côtière a permis de libérer des forces russes qui peuvent être engagées ailleurs notamment dans le reste du Donbass. Il est diffcile d’évaluer l’impact psychologique sur les soldats ukrainiens de cette victoire et des images de leurs frères d’armes capturés, dont le sort reste très incertain, mais elle a certainement renforcé le moral des troupes russes.


Le Donbass, objectif minimal

L’avancée russe doit toutefois être remise dans un contexte plus large. L’objectif militaire minimal de Vladimir Poutine de conquérir le Donbass est loin d’être atteint. Pour cela, il fallait prendre Marioupol. C’est chose faite. La seconde étape est le contrôle de l’oblast (district) de Lougansk, une région qui était déjà contrôlée à 70% par les séparatistes pro russes avant le début de l’invasion. Il reste désormais 10% du territoire à conquérir avec Severodonetsk et Lyssytchansk.

Pour l'historien militaire Michel Goya, du fait que les forces ukrainiennes dans la zone Severodonetsk-Lyssytchansk disposent de forces supérieures à celles qui défendaient Marioupol, une prise de ces deux villes avant fin juillet paraît diffcile. D’ici là, la dynamique peut changer.

Bataille logistique

Ensuite, l’oblast de Donetsk sera un plus gros morceau, car plus les Russes avanceront vers l’ouest, plus ils devront élargir leur tenaille. En effet, l’armée russe progresse, car elle a concentré ses forces dans la bataille de Severodonetsk et Lyssytchansk. Ces dernières semaines, Moscou a revu à la baisse ses ambitions opérationnelles et a renoncé à encercler plus largement les troupes ukrainiennes. Plus l’armée russe progressera et élargira le front, plus elle devra se disperser, étirera ses lignes de ravitaillement et s’exposera aux frappes ukrainiennes. Dans le camp d’en face, plus le théâtre d’opérations s’approche de l’ouest de l’Ukraine, plus l’acheminement d’armes fournies par les Occidentaux sur des fronts moins éloignés en sera facilité.

Le soutien occidental à l’Ukraine ne faiblit pas. Le 23 mai, vingt pays ont promis de nouveaux soutiens militaires à Kiev et les Etats-Unis mettent en œuvre leur plan de 40 milliards d’aide, principalement militaire. Ces aides prennent cependant un certain temps à déployer leurs effets car, en plus du transfert sur les différents fronts, il faut également entraîner l’armée ukrainienne à des systèmes d’armement qu’elle ne connaît pas. Plus les armes sont sophistiquées, plus cela nécessite du temps.

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La Russie, du fait du régime de sanctions internationales sans précédent auquel elle fait face, ne peut s’approvisionner à l’étranger et doit puiser dans ses réserves. Ainsi de vieux chars T-62 ont été photographiés sur des wagons de transport reliant le front. La seule raison opérationnelle pour laquelle la Russie engagerait ses anciens chars est le fait qu’elle a déjà perdu au moins 700 chars, dont les modèles plus récents T72/80/90, depuis le début du conflit.

Manque de soldats russes

L’industrie russe est également pénalisée par les sanctions internationales et n’a plus accès à certains matériaux ou composants telle que ceux requis pour la fabrication des missiles de croisière. Au niveau humain, une mobilisation générale n’est toujours pas à l’ordre du jour, car cela impliquerait d’abord de déclarer l’état de guerre. Les soldats engagés sont des professionnels, même si Moscou trouve des stratagèmes pour recruter davantage de personnels.

Le parlement russe, la Douma examine ainsi un projet de loi visant à abolir la limite d’âge, fixée actuellement à 40 ans, pour servir au sein des forces armées russes. Il y a quelques jours, un avion Sukhoi 25, piloté par le général Kanamat Botashev, 63 ans, a été abattu au-dessus de Popasna. Ce dernier, à la retraite, était probablement engagé par une société paramilitaire russe.

Les précédents irakien et afghan

Malgré quelques victoires tactiques, la prise de Marioupol avant celle peut-être de Severodonetsk ou Lyssytchansk, la Russie n’a rien obtenu au niveau stratégique. A ce stade, c’est plutôt un désastre. Le pays est durement frappé par les sanctions occidentales. L’OTAN va doubler ses frontières avec la Russie, avec l’adhésion de la Finlande.

Dans les territoires conquis en Ukraine, l’armée russe devra dans un second temps réussir à les tenir et à créer un système de gouvernance fonctionnel et accepté par les populations locales. Pour l’instant, Moscou se dépêche de russifer les territoires conquis, notamment en instaurant le rouble comme monnaie offcielle comme à Kherson. Les Etats-Unis avaient conquis Bagdad en Irak après deux mois de guerre et chassé le gouvernement taliban en Afghanistan après quelques semaines. On sait ce qu’il est advenu.

 

Cette option a été publié originalement sur le site Le Temps. Les Opinions publiées par Le Temps sont issues de personnalités qui s’expriment en leur nom propre. Elles ne représentent nullement la position du Temps.

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Dr. Jean-Marc Rickli is the Head of Global and Emerging Risks at the Geneva Centre for Security Policy (GCSP) in Geneva, Switzerland. He is also a research fellow at King’s College London and a non-resident fellow in modern warfare and security at TRENDS Research and Advisory in Abu Dhabi. He is a senior advisor for the AI (Artificial Intelligence) Initiative at the Future Society at Harvard Kennedy School and an expert on autonomous weapons systems for the United Nations in the framework of the Governmental Group of Experts on Lethal Autonomous Weapons Systems (LAWS). He is also a member of The IEEE Global Initiative on Ethics of Autonomous and Intelligent Systems and the co-chair of the NATO Partnership for Peace Consortium on Emerging Security Challenges Working Group.