Lʼarmée ukrainienne essaie de gagner du temps

Lʼarmée ukrainienne essaie de gagner du temps

Lʼarmée ukrainienne essaie de gagner du temps

La Russie engrange les victoires tactiques sur le front du Donbass, sa priorité, mais rien n’est joué dans cette guerre, avertit Jean-Marc Rickli, directeur des risques globaux et émergents au Centre de politique de sécurité à Genève

By Dr Jean-Marc Rickli, Head of Global and Emerging Risks

Ces dernières semaines, l’armée ukrainienne a enregistré plusieurs revers dans le Donbass, le front principal de la guerre. Elle a perdu la ville de Severodonetsk puis dans la foulée celle de Lyssytchansk, sur l’autre rive de la rivière Donets. Ce qui devait arriver est arrivé. La position ukrainienne dans ce saillant était devenue intenable. Le commandement militaire avait voulu se retirer du saillant de Severodonetsk bien avant mais le pouvoir politique a voulu le tenir le plus longtemps possible.

Finalement, l’armée russe aura mis un mois et demi pour conquérir Severodonetsk et une semaine pour contrôler Lyssytchansk. Avant le début de l’invasion russe, le
24 février dernier, 7% du territoire ukrainien était aux mains des séparatistes soutenus par Moscou. Aujourd’hui, les forces russes contrôlent 20% de l’Ukraine. Bien que cela représente une victoire tactique russe indéniable, il faut cependant garder à l’esprit que les forces russes ont conquis moins de 0,5% du territoire ukrainien ce dernier mois.

Puissance de feu très inférieure

Après la perte de Severodonetsk et Lyssytchansk, l’armée ukrainienne s’est repliée sur une ligne de défense allant de Bakhmout à Seversk. Il faut espérer pour les troupes ukrainiennes que leur état-major ait profité du combat retardateur dans le saillant de Severodonetsk pour consolider cette nouvelle ligne de front. Il reste maintenant l’oblast de Donetsk pour conquérir le Donbass, l’objectif prioritaire de Moscou. Les bombardements s’intensifient sur Sloviansk et Kramatorsk. Mais ces deux villes sont des bastions importants, avec plus de 200 000 habitants avant l’invasion.

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Mais l’armée ukrainienne a un problème: sa puissance de feu est toujours très inférieure à celle de son ennemi. On estime que l’armée russe tire environ 20 000 obus par jour, contre environ 6000 pour les Ukrainiens. Les livraisons d’armes ne parviennent pas à compenser ce déséquilibre. La France, par exemple, a livré 18 canons Caesar, les Etats-Unis huit systèmes de lance-roquettes multiples Himars. Malgré la qualité de ces armes, ce n’est pas suffisant. Il y a aussi un problème de munitions. Les Etats-Unis produisent, selon l’historien militaire Michel Goya,
200 000 à 250 000 obus par année, soit presque l’équivalent de ce qui est tiré par les Ukrainiens chaque mois.

Pour complexifier le problème, l’Ukraine doit également changer d’équipement militaire en pleine guerre. Dans la première phase de ce conflit, les pays occidentaux ont livré à Kiev des armes de type soviétique qu’ils ont pu trouver dans différentes sources, notamment certains pays d’Europe de l’Est. Aujourd’hui, ces stocks se sont taris, ils acheminent donc des munitions au calibre de l’OTAN (155 contre 152 mm). Cela nécessite de former l’armée ukrainienne. C’est un énorme défi logistique, technique et humain, le tout alors qu’il faut résister à l’armée russe. Normalement, ce type d’entreprise se fait bien avant un conflit…

D’ici à ce que les armes arrivent sur le front en quantité suffisante, les Ukrainiens seront-ils capables de tenir pour gagner du temps? Il est difficile de prédire si l’armée ukrainienne peut s’effondrer dans le Donbass, car on ignore les pertes réelles, aussi du côté russe, d’ailleurs.

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Moins puissante, l’armée ukrainienne essaie donc de maximiser l’impact de ses frappes. C’est la raison pour laquelle elle cible des dépôts de munitions et de carburant dans les zones occupées par les Russes. Le but est d’assécher logistiquement l’effort militaire russe. Pour cela, les nouvelles armes occidentales sont précieuses, car elles ont une portée et une précision supérieures à l’artillerie russe. Les Ukrainiens visent également des cibles sur territoire russe, notamment à Belgorod. Mais l’Ukraine doit faire attention à ne pas provoquer en représailles une mobilisation générale par Vladimir Poutine, ce qu’il s’est jusqu’à maintenant refusé à faire.

En revanche, la Douma, le parlement russe, vient d’adopter un projet de loi pour obliger les entreprises à contribuer à l’effort de guerre. On voit bien que la Russie se prépare à une longue guerre, mais elle ne pourra sans doute pas soutenir longtemps l’effort actuel. Selon Kyrylo Budanov, le chef des renseignements ukrainiens, Moscou espère conquérir le plus de territoires possible d’ici à septembre et prononcer leur annexion.

Vladimir Poutine parie sur la lassitude européenne

On le voit dans les déclarations des responsables russes qui profitent de cette dynamique pour imposer un narratif de victoire, alors que la Russie n’a obtenu que des succès tactiques et limités. Il y a quelques jours, Nikolaï Patrouchev, le secrétaire du Conseil de sécurité, a de nouveau affirmé des buts de guerre maximalistes, visant à contrôler toute l’Ukraine et la dénazifier.

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La propagande russe est identifiée comme telle en Occident, mais pas dans le reste du monde. Quand Vladimir Poutine pointe la responsabilité des Occidentaux, ses arguments portent, que ce soit en Afrique ou en Asie. La Russie est ces jours invitée au G20 malgré l’opposition des pays occidentaux. Vladimir Poutine parie aussi sur la lassitude des opinions européennes pour faire pression sur leurs gouvernements afin qu’ils reviennent à de meilleurs sentiments envers Moscou. Les prix augmentent. L’énergie risque de manquer et l’hiver pourrait être très difficile dans plusieurs pays du continent. Bref, nous sommes dans une phase de transition de cette guerre et rien n’est joué.

 

Cette option a été publié originalement sur le site Le Temps. Les Opinions publiées par Le Temps sont issues de personnalités qui s’expriment en leur nom propre. Elles ne représentent nullement la position du Temps.

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Dr. Jean-Marc Rickli is the Head of Global and Emerging Risks at the Geneva Centre for Security Policy (GCSP) in Geneva, Switzerland. He is also a research fellow at King’s College London and a non-resident fellow in modern warfare and security at TRENDS Research and Advisory in Abu Dhabi. He is a senior advisor for the AI (Artificial Intelligence) Initiative at the Future Society at Harvard Kennedy School and an expert on autonomous weapons systems for the United Nations in the framework of the Governmental Group of Experts on Lethal Autonomous Weapons Systems (LAWS). He is also a member of The IEEE Global Initiative on Ethics of Autonomous and Intelligent Systems and the co-chair of the NATO Partnership for Peace Consortium on Emerging Security Challenges Working Group.